samedi 8 octobre 2011

Pourquoi le départ de Jobs est terrible (26/8/2011)

Prévu de longue date, et inévitable du fait de ses lourdes maladies, le départ de Jobs est lourd de sens, et de conséquences.


Le problème est moins le retrait légitime d'un homme ayant formidablement œuvré, que l'évaporation possible de l'autre forme de pensée, celle qui était alternative à la pensée dominante, et qui avait fait la démonstration qu'elle était largement plus capable à dégager des profits que la première. Apple était passé devant Exxon en capitalisation boursière, "l’intelligence devant l’exploitation des ressources naturelles, ou comment la créativité finit par produire plus de valeur qu’être né le cul sur un puits de pétrole." (Eric Dupin, Presse-Citron) 

Inutile de reprendre le parcours de Jobs, les sites internet de presse préparant leurs nécros à l'avance en dégoulinent. On peut simplement retenir 3 choses, les 3 hold-ups que l'entreprise a su mener avec succès depuis la présentation du premier iPod en 2001, 3 hold-ups sur des métiers qui n'étaitent pas précisément celui du petit fabricant informatique qui passait alors pour des hippies dans l'ombre du géant Microsoft. Hold-up sur la musique avec l'iPod, la musique n'était pas son métier, mais Apple est aujourd'hui le premier marchand de musique au monde. Holp-up sur la téléphonie, où des monstres comme Nokia et SonyEricsson dominaient le marché de plusieurs têtes. A l'introduction de l'iPhone, l'espérance de Jobs était de gagner seulement 1% du marché. L'iPhone a depuis fixé la norme, et Nokia compte les clous de son cercueil. Troisième hold-up, les tablettes multi-média et l'édition. N'en déplaise aux amoureux du papier, il est en train d'arriver à celui-ci ce qui est arrivé au CD et au film argentique, nous rappelant que ce qui a de la valeur est le contenu davantage que le contenant.

Et aussi que l'homme de la rue, l'inconnu, le môme des forums informatiques a été bien plus prompt à reconnaître l'innovation et s'en emparer que la plupart des "décideurs", puisqu'on les appelle curieusement comme ça, mais qui se montrent totalement démunis dès lors qu'ils se trouvent confrontés à elle. Petite anecdote au passage, à l'apparition du MP3 (inventé par des allemands), je l'avais montré à mes camarades bossant dans les maisons de disque, et surtout ce qu'on pouvait en faire. La réponse que j'ai eue fut immanquablement la même partout: "Mon cher Gilles, on connait notre métier, ce que les gens veulent c'est du CD". Or venait d'apparaître un nouveau canal de distribution, il fallait l'étudier, le comprendre, et si possible se l'approprier. Sony aurait dû inventer l'iPod, ils avaient la technologie, et le catalogue. Mais les gestionnaires mis à la tête des boites n'ont été formés qu'à refaire, à reproduire, jamais à innover. Les mômes ont compris le MP3, pas eux.

Et pourtant, dans l'innovation d'aujourd'hui se trouvent les profits de demain. Alors en dépit de la spectaculaire réussite financière d'Apple, pourquoi les gens qui ont été formés à refaire et à reproduire ne s'aventurent pas même à imiter la manière de fonctionner de la marque Apple, dont le parcours depuis une décennie constitue un manuel de management ouvert à tous? Quel est ce facteur qui est supérieur en opposition à celui de l'envie de faire du profit?

C'est le système de pensée gouverné par la peur, hélas dominant. Refaire, reproduire, malaxer et remâcher à l'infini du passé, c'est se maintenir occupé afin d'éviter de devoir s'occuper du futur, générateur d'inconnu, donc de peur.

Tout personne tentant d'innover dans ce pays connaît par coeur le phénomène, elle se trouve immanquablement confrontée au mur des élites paresseuses, produits d'un système d'inflation académique (voir le passionnant TED de Ken Robinson) et déclarés "bons pour tous les métiers pour toute la vie" - même pour les métier pour lesquels ils n'avaient jamais été formés (voir le mode de financement du cinéma, domaine de prédilection de la re-fabrication: biopics, adaptations de feuilletons télé et de BD, de faits divers, etc) - sous prétexte qu'à vingt ans ils ont intégré une fonction continue sur un intervalle fermé borné plus vite que leur petit voisin de classe. Façonnés au mode apprentissage/restitution, la composante imagination/intuition a été stérilisée par le système éducatif, et reproduire ce qui a déjà été fait est la manière la plus immédiate d'échapper à la peur. Ces gens sont donc payés - souvent grassement - pour une fonction qui devance le métier inscrit sur leur fiche de paye: avoir peur. C'est une des raisons pour laquelle une boite comme celle qui passe encore - mais pour encore combien de temps? - pour la première chaîne française est en train de s'effondrer sous son propre poids, aucun protocole n'étant prévu pour accueillir l'innovation, l'examiner, l'évaluer, et la ré-aiguiller le cas échéant dans des circuits de transformation productifs. La gestion est dominante et la vision absente, la marque n'existe plus et n'est plus reconnaissable en tant que label de fabrique, et l'entreprise s'est silencieusement transmuée en une ferme de contenus...

Tant que Jobs était là, le monde restait cependant bi-polaire, avec une partie majoritaire - presque totalitaire - dominée par les gestionnaires, et cet exemple singulier mais surtout incroyablement successful que les visionnaires pouvaient rappeler en référence à ceux qui ont besoin de référence pour fonctionner.

Nul doute que le scénario du retrait de Jobs était vissé aux petits oignons depuis longtemps. Tout indique qu'il avait déjà quitté ses pleines fonctions dès l'annonce de son retrait pour raisons médicales. Il ne faisait plus que des apparitions symboliques sur le campus d'Apple, et lors des keynotes. Sa dernière apparition devant le conseil municipal du Cupertino pour présenter le projet de Mothership, le prochain siège social de l'entreprise, montrait la considérable fatigue du personnage. En maintenant jusqu'ici secret le réel départ de Jobs, Apple va certainement l'avouer à mots couverts dans les jours/heures qui viennent pour pouvoir dire aux marchés: "regardez, sur toute cette période nous avons fonctionné sans lui, et vous n'avez pas vu la différence". Nul doute non plus que Jobs a rempli 10 années de feuille de route pour l'entreprise poursuive son œuvre créatrice à la même allure, et que l'homme accompagnera ces éclosions jusqu'à son dernier souffle, à ce même rythme précis qui a permis et qui permet encore de tenir le monde continument en haleine tout au long d'une année.

Réussite financière unique, mais la contribution de Jobs - donc le prix de sa perte - ne se résume pas à avoir fourgué 220 millions d'iMachinchoses aux gens, ou à avoir créé les magasins les plus rentables au mètre carré du monde. Avec le retrait de Jobs, c'est cet esprit visionnaire minoritaire et non gouverné par la peur qui va s'estomper.

C'est le retour d'un monde bipolaire à un monde monoplaire, et régressif, car c'est le monde d'avant, celui de l'esprit Microsoft (à sec d'idées et de réalisations depuis 10 ans) et des petits stylets pour aller appuyer sur le petit pixel. Celui des costards-cravates, celui des mécaniciens mis à la place du capitaine navigateur, et des capitaines navigateurs jetés par eux à la baille parce que pas conformes à une norme, oubliant que le plus grand chef d'entreprise de l'époque n'avait aucun diplôme. C'est maintenant qu'il va falloir porter les conséquences de n'avoir étonnamment pas su produire d'autres Steve Jobs. Sans cette figure de proue, les quelques visionnaires restants vont se sentir bien seuls.

Et c'est maintenant que la vraie crise commence, car elle est une crise des esprits. Jusqu'à présent, elle n'était qu'économique, mais la présence d'Apple et de leur manière de fonctionner donnait à voir qu'une autre manière était possible, hors la peur, et qu'elle était rudement profitable, permettant de traverser les crises économiques non seulement sans les sentir, mais en plus en construisant sa prospérité. Pour paraphraser partiellement St-Ex, "seul l'Esprit s'il souffle sur la glaise peut créer".

Salut, Steven Paul Jobs, bravo, et merci.

Publié dans le Cercle Les Echos le 26/08/2011.

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