lundi 31 octobre 2011

Petite curiosité : "Chers amis de la Téléphonie Domestique" (31/10/1998)

Hasard des recherches par date, j'ai eu la surprise de retrouver sur le disque dur de mon ordinateur une lettre que j'avais adressée à la Fnac le... 31/10/1998 - soit il y a pile 13 ans - contrarié de ne pas trouver ce que je cherchais au milieu de l'offre archaïque et moribonde occupant les linéaires de téléphonie domestique de l'enseigne en question. Avec du recul, c'est amusant à lire... 

"Chers amis de la Téléphonie Domestique,

La FNAC, rayon téléphonie numérique (DECT/GAP). Concours d’uniformité, de tristesse, de ringardise, d’archaïsme, d’obsolescence, de ratage industriellement réussi et mis en rayon.

Pourquoi ?

Même si les technologies – et les coûts qui y sont associés – ne sont pas les mêmes, il n’en reste pas moins qu’elles sont voisines, sinon cousines, et que les cahiers des charges des uns (les téléphones GSM) sont sensiblement les mêmes que ceux des autres (les téléphones DECT).

Pourquoi un tel retard ? Pourquoi un tel décalage ouvertement orchestré, accepté, et subi ?

Depuis longtemps je cherche le téléphone idéal. Je sais qu’il est simple mais je sais aussi qu’il viendra probablement et comme d’habitude de l’autre côté de l’Atlantique ou de l’Asie. Et dans ces cas-là, le premier a l’avantage du pionnier et touche le jackpot. Devant les autres, ceux qui n’ont pas essayé d’être un minimum visionnaire.

Il faut repenser le téléphone domestique. Le redéfinir. En faire un objet zen. Il est devenu un objet traumatisant et laid. Regardez vos téléphones domestiques. Les gens se sont remis un jour à acheter des voitures lorsqu’elles ont enfin cessé de ressembler à des caisses à savon. Parce que ce que les gens veulent conduire, ce n’est pas une voiture, mais un avion (Mégane Scenic, Xsara Picasso). La forme des choses et la perception qu’on en ressent conditionne la bienveillance des gens à l’égard de l’objet (et par voie de conséquence l’acte d’achat).

Repenser le téléphone domestique. Un objet zen. Voilà quelques pistes (les autres sont déjà certainement dans le cahier des charges de vos GSM.)

1. Le douloureux problème de la sonnerie

Conçu pour être à notre service, cet objet - le téléphone domestique - s’est mis avec les années à proférer d’infâmes sonneries au son électronique raté et au ton comminatoire qui nous convoquent à son service. Inversion du rapport tout à fait désagréable, et au bout d’une journée très éprouvante.

On doit pouvoir :
  • couper la sonnerie totalement, si besoin est.
  • la remplacer par des sons beaucoup plus agréables (chants d’oiseaux, bruit de la mer, cloches de montagnes, etc.) On peut s’inspirer pour cela par exemple de la gestion des sons sous Macintosh (petits fichiers simples à mettre en œuvre et peu gourmands en mémoire)
  • et le top serait d’avoir le sommet du capot qui s’allumerait et s’éteindrait doucement (pas de gyrophare de pompier, mais rythme réglable)
2. L’écran et le clavier

Evidemment, plus d’une seule ligne de texte (service Class oblige), et très lisible. Il s’éclaire quand on active une touche, ainsi que le clavier. On peut ainsi téléphoner et recevoir des appels dans l’obscurité, sans recours à une source de lumière extérieure. Il n’y rien de plus désagréable la nuit que d’avoir à allumer pour téléphoner ou recevoir un appel.

3. Les numéros en mémoire

Evidemment ne pas s’en tenir aux 10 pauvres mémoires habituellement rencontrées. Une centaine d’entrées, avec noms et numéros (service Class oblige) est un minimum. Les capacités des mémoires et les cartes à puce le permettent. Il faut peut envisager également la possibilité de transfert de numéros entre un GSM et un téléphone DECT.

4. L’interface

La plus conviviale possible, il faut tirer parti des progrès des GSM. On doit, en outre, pouvoir désactiver absolument les bips de touche. Avec le Philips Xalio, téléphoner donne l’impression de jouer au flipper.

5. L’aspect et le design

Cesser absolument ces corps anthracite d’une austérité sans bornes. Il y a suffisamment de créateurs sur cette planète pour sortir de cet archaïsme formel, et réinventer un objet agréable et délicieux, avec lequel la cohabitation serait redevenue harmonieuse, voire affective.


Voilà, tout ça serait déjà formidable. Ce n’est certainement pas simple à mettre en œuvre, mais pour l’instant c’est loin d’être ça. Regardez par exemple, en photo, la brochure de l’EOS 3 chez Canon. Tout est systématiquement repensé, les choix techniques et l’ergonomie y sont d’une audace incroyable – fin de la bague de diaphragme, molette arrière, pilotage de la mise au point à l’œil… Ça ne sert peut-être qu’à une chose, ETRE EN AVANCE SUR LES AUTRES, ET S’Y MAINTENIR.

Allez voir le rayon téléphonie numérique à la FNAC. Votre téléphone a l’air d’un cercueil au milieu des tombes, on dirait qu’en appuyant sur les touches il va en sortir des larmes, et quand on le prend en main sa carcasse craque de partout. A peine né et déjà vieux. Rassurez-vous, les voisins n’ont pas meilleure mine.

Alors, à quand de l’innovation et de l’avance ? Elle semble bien être possible en GSM…

Sincerely yours"

samedi 8 octobre 2011

Quel Apple après Steve, ou les Douze Travaux de Tim Cook (7/10/2011)

Le fondateur parti, quelle marge de manœuvre pour ses successeurs, et quel devenir pour Apple ?

Il savait. L'homme qui ne concédait jamais sur les détails les plus infimes n'aurait jamais lâché l'œuvre de sa vie si la fin proche n'avait pas été pour lui une absolue certitude. Dans cet étrange testament laissé à Stanford en 2005 et éblouissant de lucidité, il donne une position claire sur le sujet de la mort: "personne ne désire mourir, dit-il. Même ceux qui veulent aller au ciel n’ont pas envie de mourir pour y parvenir" (...) Mais "la mort est probablement ce que la vie a inventé de mieux. C’est le facteur de changement de la vie. Elle nous débarrasse de l’ancien pour faire place au neuf". Aussi, il n'est pas illégitime de s'interroger sur ce que peut -être le "neuf" après Steve, sur ce que Jobs laisse, et ce à quoi il laisse place. Périlleux exercice, dans lequel il faut admettre d'emblée l'erreur en rappelant que l'exercice n'est que lecture et interprétation prudente de signes, certainement pas davantage.


Il est désormais acquis que Jobs a fait tout ce qui était en son pouvoir de visionnaire pour assurer la poursuite de son œuvre, le plus longtemps, et le mieux possible. Avec la même précision diabolique que pendant plusieurs décennies a été écrite la feuille de route de sortie des produits Apple, mêlant ainsi vérités, rumeurs, pièces très détachées, vraies et fausses fuites pour tenir le monde continûment en haleine - et par là même faire l'économie de millions de dollars en communication - le scénario a été écrit et le casting fait en engageant les valeurs les plus sûres qui soient. Et alors que le monde ivre de gourmandise et d'impatience n'en finissait plus de chanter sa déception concernant l'iPhone 4S - qui suit pourtant une trajectoire identique à celle des iPhone 3G/3GS - Cook, Schiller, Mansfield, Forstall savent qu'il y a une chaise vide dans la salle, et que c'est une question d'heures. Il a dû en falloir, des tripes, à ces hommes, pour monter sur scène à ce moment-là "comme si de rien n'était". En tous cas, ils l'ont démontré. Et encore une fois, ils ont joué à la perfection l'invisible partition au tempo impeccable qui cadence à l'année les annonces des sorties des produits Apple: ce n'est définitivement pas le 4 octobre qu'il fallait épater, rassurer, et emballer le monde avec l'iPhone 5. Mais en janvier. Lorsque l'Apple d'après Steve aura véritablement commencé.
Mais la feuille de route, le casting, les tripes, tout ça ne suffit pas. Que l'on sorte un livre, un film, un Mac, un iPhone, on peut toujours réunir les meilleurs ingrédients sur la table et d'excellentes compétences autour de soi, il reste toujours une part d'impondérable, infime en fonction de son expérience et de son expertise, mais inévitable, et surtout décisive sur le devenir de sa création ou de sa production. Une part d'impondérable sur laquelle rien ni personne n'a jamais aucune prise. Mélange de hasard (i.e "le hasard serait le destin qui se promène incognito" - proverbe), de talent injuste, de "serendipity" (i.e "le don de faire des bonnes trouvailles sans les chercher"), cet impondérable a cette particularité, c'est qu'il est aussi irrationnel qu'immatériel, il est cet "Esprit qui souffle sur la glaise qui crée l'Homme" de St-Exupéry. Et l'on peut disposer des meilleurs ingrédients sur la table, des meilleurs compétences réunies, si cet ingrédient immatériel n'est pas là, le résultat pourrait ne pas être au rendez-vous.
En évitant de verser dans l'adoration gratuite, mais pour tenter seulement d'approcher le mystère de cet impondérable, chez Apple, l'esprit, personne ne le contestera plus, c'était Jobs, avec ce que certains ont appelé chez lui le "reality distortion field", le "champ de distorsion de la réalité": à tous les gens qu'il cotoyait, Jobs arrivait à faire voir la réalité par ses yeux. Ils en ont tous témoigné, de John Sculley que Jobs débaucha de chez Pepsi, en passant par les patrons de maisons de disque à l'agonie qui cédèrent leurs droits à ce marchand d'informatique qui n'avait ni référence ni expertise dans le métier qui était le leur: ils ont fini par dire oui à sa vision de la distribution de la musique.
Si l'on cherche une illustration lumineuse de l'effet de cette étrange faculté, l'on pourra se reporter au film de King Vidor au titre intraduisible The Fountainhead (1949), heureusement - et très opportunément - traduit par "Le Rebelle". Gary Cooper y joue Howard Roark, architecte brillant et visionnaire, n'acceptant jamais que l'on modifie ses projets. Roark tient ainsi tête à toutes les commissions, jusqu'à ce qu'il finisse par être mis à l'écart, et contraint à sombrer dans un désœuvrement professionnel total. L'un de ses amis vient alors le supplier de l'aider à concevoir un projet qu'il sait ne pouvoir remporter sans l'aide de Roark. Ce dernier accepte de jouer le nègre à une seule condition: que son ami n'accepte jamais que la commission modifie son projet. Ce qu'elle fait pourtant joyeusement, envoyant bouler le pauvre architecte au pied de son serment fait à Roark: même scène de commission, même situation, mêmes personnages, même lieu et mêmes enjeux, ceux à qui Roark/Cooper tenait la dragée haute malmènent son successeur sans la moindre difficulté, jusqu'à lui faire rendre grâce...


Au delà de cette illustration fictionnelle, doit-on craindre le même processus de "désincarnation" chez Apple? Cook, Schiller, Mansfield, Forstall, Ive, excellents opérationnels, possèdent-ils cette singulière faculté de faire voir le monde par leur yeux? Vont-ils réussir à créer un égrégore, c'est-à-dire "un esprit de groupe, une entité psychique autonome ou une force produite et influencée par les désirs et émotions de plusieurs individus unis dans un but commun. Cette force vivante fonctionnerait alors comme une entité autonome". En mots moins ésotériques, ce que Brian May, guitariste de Queen répondait au journaliste qui lui demandait pourquoi le groupe ne s'était jamais séparé: "tout simplement parce que Queen est bien meilleur que n'importe lequel d'entre nous". Au-delà de l'étrange circularité mathématique imparfaite de la question qui suit, la somme des personnalités qui constituent à ce jour la proue d'Apple fabrique-t-elle une entité supérieure à cette somme, capable de combler le vide laissé par Jobs?
Rien n'est gagné, et il faudra le cas échéant qu'ils le démontrent, et vite. Car à ce niveau de profits et à cet enjeu de suprématie mondiale en matière d'informatique domestique, la guerre fait rage, l'inflation insensée des procédures en cours concernant la propriété intellectuelle entre les majors étant là pour en témoigner, mais ce n'est pas le seul signe. Les intérêts en jeu sont incalculables, et pour se donner une vague idée des puissances financières à l'œuvre, il suffit de songer que l'Europe n'en finit plus de peiner à réunir les quelques 3 milliards et quelques d'€ pour mettre en orbite sa propre constellation de satellites GPS Galileo, alors qu'un investissement de cet ordre serait quasiment indolore à une trésorerie comme celle d'Apple dépassant les 75 milliards de $. La guerre pour le profit est sans pitié, et le trône d'Apple en apparence occupé, mais en esprit sans doute vaquant, est bien entendu à prendre.
Les premières piques ont été lancées quasiment dès le passage du témoin à Cook, infimes en apparence, et vides de sens lorsqu'elles ne sont pas reliées entre elles. Comme dans Typhon de Joseph Conrad, ces signes imperceptibles sont l'aiguille du baromètre qui commence à dégringoler alors que tout autour du bateau, le temps semble pourtant au beau fixe et que la mer est d'huile.
Cela a commencé petit dans tous les sens du terme, par la mise sur la place médiatique d'hypothèses sur les préférences sexuelles de Cook. Comme ça, pour voir comment, à l'autre bout de la pique, la bête Apple réagissait. La période d'exploration des réactions aux stimuli médiatiques s'est poursuivie par d'inhabituelles prises de liberté, à l'instar de celle du patron de l'opérateur dit "historique" qui annonça la date de sortie de l'iPhone 5. Etait-ce une mission assignée par Apple? Le fait qu'il se soit trompé démontre peut-être que son annonce n'entrait pas dans le scénario des fameuses "fuites organisées". Mais aurait-il pris cette liberté d'annonce du temps de Jobs, sans risquer un coup de fil du patron lui rappelant que les annonces produit se faisaient à Cupertino plutôt qu'à Paris? Peut-être, ou peut-être pas, mais le fait est là.
Ces escarmouches infimes mais non pas insignifiantes sont les fusées éclairantes précédant les tirs d'artillerie soutenus pour récupérer les marchés qu'Apple a ouverts, et qu'il s'avèrera peut-être plus difficile encore de tenir, que de conquérir. Au cours des trois hold-ups de la firme sur les métiers qui n'étaient pas les siens - musique et cinéma, téléphonie, édition - à chaque fois, les concurrents ont eu un temps de retard sur l'inventeur, écart qu'ils se sont efforcés de réduire à chaque appareil. Ecart considérable à la sortie de l'iPod, entre l'iPod et les prétendus iPod-killers. Ecart moyen à la sortie de l'iPhone, où les concurrents n'ont mis qu'un an à abandonner le stylet et se convertir en bloc à l'interface tactile multipoints. Et même si à ce jour l'iPad domine son marché de la tête et des épaules, l'écart était quasi nul au sens où Apple ayant alors acquis le statut d'ouvreur de marché et de norme à suivre, il était évident pour tous qu'il fallait pondre de la tablette. Et pour faire la course aux tablettes aux côtés d'Apple, ils ne manquaient qu'un système d'exploitation concurrent à la hauteur, que Google ne devait pas tarder à fournir gracieusement avec Androïd.
Le bref temps des condoléances et hommages passés, les prétendants sont donc désormais aux postes de combats, avec pour ambition avouée de mettre la main sur la fabuleuse prospérité des marchés ouverts par Apple: Samsung, l'historique équipementier principal d'Apple, avec lequel les procédures ne se comptent plus, poussant Apple à reconsidérer intégralement son approvisionnement en mémoire flash et en dalles. Google, avec lequel un accord secret aurait été passé à l'époque des amours, stipulant qu'Apple n'irait pas dans la recherche ,et Google pas dans la téléphonie. Accord - si tant est qu'il ait réellement existé - transgressé par Google, ce qui s'est traduit par le renvoi d'Eric Schmidt du Board d'Apple. Ainsi "associés", Samsung et Google constituent une puissance sans doute capable d'entamer la suprématie absolue de l'iPhone et l'iPad. Amazon, riche de ses contenus, qui joue tranquillement le coin de bois avec son Kindle à prix cassé, et qui suit la stratégie inverse de celle d'Apple, Apple se servant des contenus pour vendre ses appareils, Amazon fournissant des appareils pour vendre du contenu. Sans parler des propriétaires de droit musicaux et cinématographiques, qui voient d'un œil très favorable l'opportunité de reprendre enfin la main sur le monopole abandonné autrefois à Apple lors des temps de disette: ainsi, cette même semaine, Mike Lang, le patron de Miramax déclarait au MIPCOM qu'il considérait "le monopole numérique comme un danger supérieur à celui du piratage", visant explicitement Apple. Et pour finir, ultime menace, l'avènement de l'HTML5, pourtant soutenu au départ par Apple. L'HTML5 permet dans certains cas de se passer d'une application iPhone ou iPad pour vendre du contenu,  sans avoir à verser au passage la fameuse dime des 30% à Apple, ainsi que vient de le faire le Financial Times
Face à ces positions à tenir tout en continuant à inventer le futur, et sans la vision qui les guidait et le "champ de distorsion de la réalité" de Jobs qui rendait chez Apple l'impossible possible, l'équipe en place aura-t-elle le même entrain à gagner chaque matin le 1, Infinite Loop de Cupertino? L'intégrité de la garde rapprochée demeure fragile. Tim Cook et Eddy Cue ont été scotchés à leurs sièges par des paquets de stock-options, impressionnants pour le premier, confortables pour le second. Mais Ron Johnson, l'artisan de la réussite des Apple Stores a déjà quitté l'entreprise pour prendre la tête de JC Penney. Après un délai de décence, et si le plaisir de l'invention n'est plus au rendez-vous, rien n'empêcherait non plus le designer Jonathan Ive de regagner un jour sa lointaine Angleterre...
Il est alors temps de se souvenir ce qu'il advient des empires après le départ de leur fondateur. Pour ceux qui auraient la chance de pouvoir mettre la main sur l'extraordinaire podcast de 2000 Ans d'Histoire de Patrice Gelinet sur les 90 ans de Citroën (France Inter - 14 décembre 2009), il y a eu autrefois un Steve Jobs chez nous, et il s'appelait André Citroën. Hormis la coïncidence historique - André Citroën décède d'un cancer à 57 ans... - le parallèle entre Jobs/Apple et Citroën est absolument saisissant. Innovation au niveau des technologies et des formes (de la Type A, première voiture livrée complète avec démarreur et phares électriques, puis par la suite après la disparition du fondateur, à la traction avant, en passant par la très populaire 2CV et l'inoubliable DS), innovation au niveau de la communication autour des produits avec la Croisière Jaune, innovation au niveau du service avec la mise en place de l'assurance, André Citroën avait hissé en son temps sa marque au niveau d'un Apple, en devenant le premier constructeur européen et le second constructeur mondial. Louis Renault disait de lui: "Citroën nous fait du bien, il nous empêche de nous endormir". 1935, disparition du fondateur, 1974, reprise de Citroën par le groupe PSA, Citroën, expression automobile de l'innovation, devient alors "une entreprise  comme les autres". Entre les deux dates, une quarantaine d'années.


Alors combien d'années de marge de manœuvre pour qu'Apple reste elle-même, avant de redevenir éventuellement à l'instar de Citroën  "une entreprise comme les autres", si l'on considère qu'aujourd'hui tout se joue de manière infiniment plus rapide? Dix années? Cinq années même, peut-être, si le vide d'esprit laissé par Jobs n'est pas rapidement réincarné d'une manière ou d'une autre. Entre temps (en 2012, une fois l'entreprise sortie de l'élan de l'ère Jobs), le cours de l'action dont le plafond atteignable  - avec Jobs aux commandes - se visualisait on ne peut plus clairement dans la valeur de celle de son unique challenger Google (514 $ à ce jour) n'en finira probablement plus d'aller et venir entre 300 et 400 $, tant que le vide ne sera pas comblé, même partiellement. Soit par le rappel extrêmement progressif, voire anecdotique, de Wozniak, le co-fondateur originel, à titre uniquement de "consultant visible", non pour remplacer Jobs d'un point de vue opérationnel, mais seulement histoire de "teinter l'eau", en quelque sorte. Ou par une association à échéance de cinq ans avec les jumeaux de Google, qui incarnent encore un peu un tant soit peu cet esprit. Ou si l'association entre Google et Samsung devenu trop forte rendrait le rapprochement inenvisageable, elle se ferait au nom de la puissance avec le désincarné Zuckerberg et son Facebook, lequel est en train d'avaler le web...
Alors que pour tous les chefs d'entreprises du monde, un client ne se résume bien souvent qu'à un insecte à étudier en entomologiste et à un chiffre dans une étude de marché, le monde a perdu le seul patron qui s'adressait directement à ses clients, leur répondant parfois directement par mail. Tim Cook a poursuivi en la reprenant à son compte cette habitude, et les keynotes de janvier et juin seront certainement riches d'enseignement, mais ne définissent pas pour autant un futur. Le futur, Jobs le voyait pourtant, en train de se refermer devant lui lorsque présentant les maquettes du nouveau siège d'Apple qu'il ne connaîtrait jamais, il répondait avec amabilité mais aussi avec une lassitude visible aux questions souvent naïves des membres du conseil municipal de Cupertino ébahis de l'avoir devant eux. Lui savait que la tâche après lui ne serait pas facile.
Publié dans le Cercle Les Echos le 7/10/2011.

PS: n'ayant pas trouvé sur le web le podcast de Patrice Gelinet sur les 90 ans de Citroën, il est proposé en téléchargement en cliquant ici (format AAC podcast parlé), en espérant ne pas avoir de problème avec le droit d'auteur.

Pourquoi le départ de Jobs est terrible (26/8/2011)

Prévu de longue date, et inévitable du fait de ses lourdes maladies, le départ de Jobs est lourd de sens, et de conséquences.


Le problème est moins le retrait légitime d'un homme ayant formidablement œuvré, que l'évaporation possible de l'autre forme de pensée, celle qui était alternative à la pensée dominante, et qui avait fait la démonstration qu'elle était largement plus capable à dégager des profits que la première. Apple était passé devant Exxon en capitalisation boursière, "l’intelligence devant l’exploitation des ressources naturelles, ou comment la créativité finit par produire plus de valeur qu’être né le cul sur un puits de pétrole." (Eric Dupin, Presse-Citron) 

Inutile de reprendre le parcours de Jobs, les sites internet de presse préparant leurs nécros à l'avance en dégoulinent. On peut simplement retenir 3 choses, les 3 hold-ups que l'entreprise a su mener avec succès depuis la présentation du premier iPod en 2001, 3 hold-ups sur des métiers qui n'étaitent pas précisément celui du petit fabricant informatique qui passait alors pour des hippies dans l'ombre du géant Microsoft. Hold-up sur la musique avec l'iPod, la musique n'était pas son métier, mais Apple est aujourd'hui le premier marchand de musique au monde. Holp-up sur la téléphonie, où des monstres comme Nokia et SonyEricsson dominaient le marché de plusieurs têtes. A l'introduction de l'iPhone, l'espérance de Jobs était de gagner seulement 1% du marché. L'iPhone a depuis fixé la norme, et Nokia compte les clous de son cercueil. Troisième hold-up, les tablettes multi-média et l'édition. N'en déplaise aux amoureux du papier, il est en train d'arriver à celui-ci ce qui est arrivé au CD et au film argentique, nous rappelant que ce qui a de la valeur est le contenu davantage que le contenant.

Et aussi que l'homme de la rue, l'inconnu, le môme des forums informatiques a été bien plus prompt à reconnaître l'innovation et s'en emparer que la plupart des "décideurs", puisqu'on les appelle curieusement comme ça, mais qui se montrent totalement démunis dès lors qu'ils se trouvent confrontés à elle. Petite anecdote au passage, à l'apparition du MP3 (inventé par des allemands), je l'avais montré à mes camarades bossant dans les maisons de disque, et surtout ce qu'on pouvait en faire. La réponse que j'ai eue fut immanquablement la même partout: "Mon cher Gilles, on connait notre métier, ce que les gens veulent c'est du CD". Or venait d'apparaître un nouveau canal de distribution, il fallait l'étudier, le comprendre, et si possible se l'approprier. Sony aurait dû inventer l'iPod, ils avaient la technologie, et le catalogue. Mais les gestionnaires mis à la tête des boites n'ont été formés qu'à refaire, à reproduire, jamais à innover. Les mômes ont compris le MP3, pas eux.

Et pourtant, dans l'innovation d'aujourd'hui se trouvent les profits de demain. Alors en dépit de la spectaculaire réussite financière d'Apple, pourquoi les gens qui ont été formés à refaire et à reproduire ne s'aventurent pas même à imiter la manière de fonctionner de la marque Apple, dont le parcours depuis une décennie constitue un manuel de management ouvert à tous? Quel est ce facteur qui est supérieur en opposition à celui de l'envie de faire du profit?

C'est le système de pensée gouverné par la peur, hélas dominant. Refaire, reproduire, malaxer et remâcher à l'infini du passé, c'est se maintenir occupé afin d'éviter de devoir s'occuper du futur, générateur d'inconnu, donc de peur.

Tout personne tentant d'innover dans ce pays connaît par coeur le phénomène, elle se trouve immanquablement confrontée au mur des élites paresseuses, produits d'un système d'inflation académique (voir le passionnant TED de Ken Robinson) et déclarés "bons pour tous les métiers pour toute la vie" - même pour les métier pour lesquels ils n'avaient jamais été formés (voir le mode de financement du cinéma, domaine de prédilection de la re-fabrication: biopics, adaptations de feuilletons télé et de BD, de faits divers, etc) - sous prétexte qu'à vingt ans ils ont intégré une fonction continue sur un intervalle fermé borné plus vite que leur petit voisin de classe. Façonnés au mode apprentissage/restitution, la composante imagination/intuition a été stérilisée par le système éducatif, et reproduire ce qui a déjà été fait est la manière la plus immédiate d'échapper à la peur. Ces gens sont donc payés - souvent grassement - pour une fonction qui devance le métier inscrit sur leur fiche de paye: avoir peur. C'est une des raisons pour laquelle une boite comme celle qui passe encore - mais pour encore combien de temps? - pour la première chaîne française est en train de s'effondrer sous son propre poids, aucun protocole n'étant prévu pour accueillir l'innovation, l'examiner, l'évaluer, et la ré-aiguiller le cas échéant dans des circuits de transformation productifs. La gestion est dominante et la vision absente, la marque n'existe plus et n'est plus reconnaissable en tant que label de fabrique, et l'entreprise s'est silencieusement transmuée en une ferme de contenus...

Tant que Jobs était là, le monde restait cependant bi-polaire, avec une partie majoritaire - presque totalitaire - dominée par les gestionnaires, et cet exemple singulier mais surtout incroyablement successful que les visionnaires pouvaient rappeler en référence à ceux qui ont besoin de référence pour fonctionner.

Nul doute que le scénario du retrait de Jobs était vissé aux petits oignons depuis longtemps. Tout indique qu'il avait déjà quitté ses pleines fonctions dès l'annonce de son retrait pour raisons médicales. Il ne faisait plus que des apparitions symboliques sur le campus d'Apple, et lors des keynotes. Sa dernière apparition devant le conseil municipal du Cupertino pour présenter le projet de Mothership, le prochain siège social de l'entreprise, montrait la considérable fatigue du personnage. En maintenant jusqu'ici secret le réel départ de Jobs, Apple va certainement l'avouer à mots couverts dans les jours/heures qui viennent pour pouvoir dire aux marchés: "regardez, sur toute cette période nous avons fonctionné sans lui, et vous n'avez pas vu la différence". Nul doute non plus que Jobs a rempli 10 années de feuille de route pour l'entreprise poursuive son œuvre créatrice à la même allure, et que l'homme accompagnera ces éclosions jusqu'à son dernier souffle, à ce même rythme précis qui a permis et qui permet encore de tenir le monde continument en haleine tout au long d'une année.

Réussite financière unique, mais la contribution de Jobs - donc le prix de sa perte - ne se résume pas à avoir fourgué 220 millions d'iMachinchoses aux gens, ou à avoir créé les magasins les plus rentables au mètre carré du monde. Avec le retrait de Jobs, c'est cet esprit visionnaire minoritaire et non gouverné par la peur qui va s'estomper.

C'est le retour d'un monde bipolaire à un monde monoplaire, et régressif, car c'est le monde d'avant, celui de l'esprit Microsoft (à sec d'idées et de réalisations depuis 10 ans) et des petits stylets pour aller appuyer sur le petit pixel. Celui des costards-cravates, celui des mécaniciens mis à la place du capitaine navigateur, et des capitaines navigateurs jetés par eux à la baille parce que pas conformes à une norme, oubliant que le plus grand chef d'entreprise de l'époque n'avait aucun diplôme. C'est maintenant qu'il va falloir porter les conséquences de n'avoir étonnamment pas su produire d'autres Steve Jobs. Sans cette figure de proue, les quelques visionnaires restants vont se sentir bien seuls.

Et c'est maintenant que la vraie crise commence, car elle est une crise des esprits. Jusqu'à présent, elle n'était qu'économique, mais la présence d'Apple et de leur manière de fonctionner donnait à voir qu'une autre manière était possible, hors la peur, et qu'elle était rudement profitable, permettant de traverser les crises économiques non seulement sans les sentir, mais en plus en construisant sa prospérité. Pour paraphraser partiellement St-Ex, "seul l'Esprit s'il souffle sur la glaise peut créer".

Salut, Steven Paul Jobs, bravo, et merci.

Publié dans le Cercle Les Echos le 26/08/2011.